Le matériel : Joies et enquiquinements!

ANDRE Henri a possédé successivement six vélos.

Le premier, appelé « BUCEPHALE »[1], ne nous est connu qu’en 1889 , lorsque notre auteur le met en vente à la veille de son départ pour le Service Militaire Obligatoire qui va durer trois années. Malgré la mauvaise image du Nord (il est caserné à MAUBEUGE) colportée par le « BARONCELLI »[2], « le démon de la bicyclette me harcelant, j’achetai en Juin 1891 à la Coventry Machinist’s un caoutchouc creux de six cents Francs et je m’envolai avec vers Maubeuge » (Carnet 1893). Le 6 Juin 1893, « je monte aujourd’hui une nouvelle bicyclette, celle de Gondolo que je lui ai achetée. J’en suis fort satisfait. ». Le 6 Avril 1895, « Je vais acheter ma nouvelle machine, tube hélical Dunlop « Non Slipping », frein caoutchouc, carter cripto, grand cadre, poids 15.100, prix avec lanterne et grelot : 460 F. A 5 H je la mène chez moi et en route quelques gouttes de pluie me font craindre une averse. Je suis quitte heureusement  pour la peur, mais Pégase IV[3] est baptisée. » (6 Avril 1895). « J’essaie ma nouvelle et cinquième machine » [ce qui suppose que l’auteur a possédé deux vélos avant 1889] « une Richard à double multiplication et roue libre ! C’est très tentant, cela parait robuste, mais qu’est-ce que ça vaut réellement ? … Enfin me voilà dehors et, tremblant je monte sur Ennice – c’est le nom que je lui ai donnée, bien qu’elle ne soit pas à pétrole, ajoute Auguste » [pourquoi ?]. « Cela va, aucune différence avec ma machine ordinaire ; si ce n’est qu’elle roule admirablement. Mais gare à la petite multiplication » (18 Avril 1901). « L’autre jour, dans la revue du Touring, j’ai remarqué dans les offres de machines d’occasion une rétro directe d’hirondelle. L’ai été chez le vendeur, mais la machine est partie depuis 3 semaines. Et voilà comment l’envie de posséder une rétro s’est trouvée accrochée, ou plutôt réaccrochée et pourquoi j’ai ramené par une pluie battante le successeur d’Ennice –vendue à Gompretz- une rétro Saint Etienne, arrachée en dépit de la grève et faite de pièces cueillies sur diverses machines en magasin, le cadre de l’une, les roues de l’autre, le frein d’une troisième. Naturellement le montage a été fait odieusement, ou plutôt n’a pas été fait du tout. La direction est trop dure, le frein avant serre à demeure, celui arrière reste bloqué, les boulons ne sont pas à fond ou mis à l’envers etc. etc. En outre, ils m’ont fichu des manivelles de 17 au lieu de 18. Heureusement Boinet, qui s’est également payé une rétro, laquelle montée à Saint Etienne est parfaite, consent à troquer les siennes contre les miennes et, après quelques tâtonnements causés par l’ignorance du mystère du démontage, l’échange est fait sans autre incident qu’une large entaille que je m’octroie au doigt … Gentilly : nous revenons à la maison très satisfaits de nos nouvelles montures – ma sixième. Je l’ai baptisée Triplepatte[4]. Ennice, Pardon ! ».

Ce matériel a été source de problèmes.

Réparation sur la route

LES CREVAISONS sont au nombre de 52 sur toute la période dont 29 pour le seul Henri : « et il y en a qui disent que les pneus creux crèvent à chaque kilomètre ! » (…)

21 Juillet 1895 : « Près du Vésinet, à 3 H 35, ma machine présente tout à coup un chambouillage anormal. Je descends et m’aperçoit que mon pneu de devant est entièrement dégonflé. Ronchonnant, je me mets en mesure de le réparer. Je trouve tout de suite un superbe clou qui est rentré dans le bandage. Je le bouche et remonte celui-ci. Mais quand je veux regonfler, je m’aperçois que ma pompe est bouchée. Après de longs efforts je parviens à l’arranger, mais quand je veux pomper, impossible de gonfler. Après de longues recherches, je vois qu’il existe un second trou : le clou a percé la chambre de part en part. Je redémonte, je rerépare et rerepompe. Même insuccés ! Je suis furieux ! Avec cela il fait encore nuit et ce n’est que grace à des allumettes que je peux travailler. De guerre lasse, après une demi heure d’essais infructueux, je démonte de nouveau et aperçois un 3ème trou. Quelle guigne ! Je le bouche, remonte, regonfle et cela ne va pas davantage !  C’est à grincer des dents. Je démonte encore et gonfle la chambre sans apercevoir un nouveau trou ; mais tout à coup, à un endroit sans doute moins épais, elle se gonfle et forme une énorme boule. Le courageux Alfred s’enfuit en se bouchant les oreilles et je dégonfle la chambre à la hâte. Enfin après de nouvelles recherches, en désespoir de cause, je remonte une dernière fois et pompe avec rage. O bonheur cela tient ! ».

16 Juin 1900 : « … A 5 H 38, je crève. Tout de suite je trouve le trou : un silex qui a fait une fente de 3 millimètres dans mon bandage. Je jubile, défais juste la partie de la chambre nécessaire, tire mon nécessaire en homme sur de lui, prépare la pièce et m’arme de mon tube. J’appuie, rien ; je monte, rien. Je vais ainsi jusqu’au bout, rien rien rien. Damnation ! Me voila scrutant la route, espérant apercevoir un  de ces cyclistes que tout à l’heure je m’estimais si heureux de ne pas voir –RIEN-Sans grand espoir je gratte de mon tube un peu de pate poisseuse qui y est restée adhérente et j’obtiens ainsi une petite boulette grosse comme une tête d’épingle que je mets sur ma pièce. A tout hasard je colle remonte le pneu, regonfle timidement et repars. Il est 5 H 52. Miracle cela tient. ».

17 Mai 1908 : « notre belle ardeur ne dure pas : un grand soupir & je constate que mon pneu arrière vient de crever. Nous dénichons un réparateur sur les fortifs. Il démonte, bouche, remonte, gonfle et … un nouvel éclatement à la même place. Nous nous apercevons alors tardivement que le bandage est troué : la pièce de cuir que je mis lors de ma première sortie avec Triplepatte et de l’accident de la Ferté/Jouarre, s’est perforée. Cette fois, pour hâter l’opération, le mécano emploie un moyen que j’ignorais : une fois la dissolution étalée, il l’enflamme, laisse bruler la benzine, puis l’éteint. Une pièce « minute » en dehors et un morceau de toile en dedans consolide le tout et à 10 H ½ nous partons enfin. .. , puis prenons le chemin de Verrières & arrivons à Igny sans autre accroc que la chaine de Boinet sautée… Le soir, au moment où, en retard, je me précipite sur ma machine pour gagner la gare de Bièvres, je constate que je suis encore crevé. Coup de pompe à la hâte et nous arrivons à temps pour notre train. »

Selles et ressorts

LES SELLES ET LEURS RESSORTS s’affaissent 17 FOIS (jusqu’en 1903) dont 9 pour notre auteur. La réparation  s’effectue à l’aide de sangles (« cyclistes, ayez toujours des sangles ! ») : « Dans Chatou, le support de ressort de ma selle se casse. Avec une sangle, l’arrange cela tant bien que mal » (7 Juin 1897) ; « Avant Chevilly…je ressens dans ma selle un craquement insolite. Est-ce un ressort de cassé ? Ils sont pourtant énormes et spéciaux aux poids lourds. Je regarde : rien…Un autre craquement dans ma selle et je constate en arrivant que deux ressorts sont cassés. » (10 Avril 1903).

LES CHUTES recensées sont au nombre de 14. Notre auteur en est victime 4 fois dont le 11 Mai 1892 : « Je regardais si ma selle ne bougeait plus quand mon pied échappa de la pédale, la voulut rattraper mais en vain. Résultat une splendide chute en pleine vitesse dans une descente rapide, chute qui se traduisit par moult écorchures à la main gauche et une pédale faussée. A part cela, aucun mal » (11 Mai 1893) ; « RIBLES dérape, tombe. Sur le moment, nous ne nous émotionnons pas, une pelle est un incident assez banal, mais ne le voyant pas rejoindre, nous tournons la tête et le voyons encore étendu. Le trac nous prend et s’accentue quand je l’entends crier : j’ai le bras cassé ! J’arrive à lui. Il s’est enfin relevé, mais est blême et son bras gauche pend le long de son corps. Diable ! Diable ! Je lui prends le bras, le palpe en tous sens, lui fait prendre toutes les positions ; un craquement et il peut le faire marcher. Pour m’assurer qu’il n’y a rien de cassé, je lui fait faire un mouvement spécial et il s’en acquitte tant bien que mal. Nous commençons à être rassurés et le remettons en selle ; mais sitôt qu’il veut ressaisir son guidon, son bras redevient inerte. Je lui conseille un léger mouvement de torsion et il peut de nouveau s’en servir » (13 Avril 1903).

Compteur

 

LES « MANIVELLES » (en fait les pédales) tombent en panne 10 Fois (jusqu’en 1898), les FREINS 9 Fois (entre 1897 ET 1907), les COMPTEURS 7 Fois, les CHAINES 4 Fois, et les CARTERS 2 Fois. DE GROS DEGATS interviennent 5 Fois : le 21 Avril 1889, « Paulus s’aperçoit que le corps de son bicycle est faussé » et « la machine de Gondolo se brise ».

LES REPARATIONS ont été confiées à 18 mécaniciens différents. De 1889 à 1897, ce sont des artisans de fortune auxquels on fait appel : un horloger (21 Avril 1889) ; un serrurier (16 Mai 1889 ; 5 Juin 1894) ; un carrossier (25 Décembre 1892) ; un forgeron (11 Mai 1893) ; un marchand de machines à coudre (3 Juillet 1897). Ce sont ensuite et désormais à des mécaniciens spécialisés dans les cycles auxquels on fait appel, en particulier à ceux du Touring Club de France (4 Fois).

Mais ce matériel est aussi source de satisfaction.

Henri attribue des « sentiments » à ses différentes machines », les « humanisent ».  En introduction du carnet de 1893 qui évoque son Service Militaire Obligatoire à Maubeuge (Nord), il écrit « Quoiqu’il en soit, Dame Bicyclette aura contribué à me faire passer plus agréablement les 27 mois qu’il me faut sacrifier au Sieur Mars ». Le 28 Avril 1901 évoque son changement de cycle : « Tremblant, le monte sur Ennice –c’est le nom que je lui ai donnée, bien qu’elle ne soit pas à pétrole dit Auguste . Cela va, aucune différence avec ma machine ordinaire ; si ce n’est qu’elle roule admirablement . ». Elle fait l’objet d’admiration : « il y a là deux hommes qui s’intéressent beaucoup à elle et me demandent forces force explications »  (26 Juin 19O&). Ennice est très admirée (28 Juin 1901). Il lui confère des sentiments humains : « Très légitimement agacée par la boue de ce matin, Ennice protestait légèrement pendant les derniers kilomètres. Je lui oins la chaine à l’aide d’une chandelle et, satisfaite de mes soins vigilants, elle redevient la … Grande Muette » (2 Août 1902). Elles sont félicitées : « Ah ! Les braves bicyclettes ! Comme elles se comportent vaillamment ! Et cependant quelle descente que cette route ! » (5 Août 1902) ; « Et pourtant le vent du Nord est toujours là ! Et pourtant tu es toujours là, brave Ennice, si obéissante, si sage, si patiente ! Ah ! La digne machine ! Quelle docilité, comme elle semble faire ce qu’elle peut pour partager mes fatigues. Puis, la pente devient-elle moins raide, clac, et la voilà partie toute joyeuse de pouvoir reprendre la bonne allure – malgré ses 23 kg ! » (3Juin 1903). et de conclure : « Là, une parenthèse dans laquelle je glisserai un hymne à la gloire d’Ennice. L’héroïque monture n’a pas poussé un soupir depuis le départ, bien que des avalanches de côtes aient exigé de fréquents changements de vitesse. E t il en sera de même jusqu’à la fin ! Hoch ! Hoch ! Hoch ! » ( 4 Juillet 1903).

Les incidents et les accidents ne doivent pas masquer  la BONNE TENUE GLOBALE DU MATERIEL. A propos de  la machine de Gondolo le 14 Mai 1893 : « C’est un pneumatique et je puis apprécier l’avantage de ce caoutchouc. Je suis enthousiasmé ! (14 Mai 1893) et un peu plus tard : « Je monte aujourd’hui une nouvelle bicyclette, celle de Gondolo que je lui ai achetée : j’en suis fort satisfait » (11 Juin 1893). Lors du voyage annuel de 1894 : « Quant à moi, pas le moindre accroc. Je n’ai pas crevé une fois, c’est à peine si j’ai pompé quelques coups à Bayonne. Mon Simplex auquel je n’ai pas touché depuis plus de trois mois n’a pas bougé. Et pourtant quel poids il y avait sur nos machines [23 Kg] » (8 Juin 1894). Les cycles sont dominés : « Et Frédi qui n’a pas de frein ! Il met son pied dans la fourche et j’entends le grincement du pneu sur la semelle. Léo, lui, met en pratique le frein qu’il avait imaginé, une ficelle qui entourant le moyeu, mais elle est bientôt cassée (8 Juillet 1897) ; « Enfin nous partons et tout de suite, la voie prend une inclinaison d’au moins 45°. La machine rugit, renâcle, crache, mais monte et nous voyons peu à peu l’horizon s’élever » ; « Il faut 20 minutes pour atteindre La Turbie, 20 minutes qui passent bien vite » (9 Juillet 1897), et Ennice est une fois encore saluée : « Les côtes se succèdent, plus dures les unes que les autres. Celle de Saint les Couilly a le pompon Ennice franchit tout » (25 Mai 1901). Henri est fier de ses exploits : « Dans la côte des Haras, je fais mon petit effet avec ma championne de vitesse. Pourvu qu’Ennice ne me punisse pas de cet orgueil » (16 Juin 1901). Le freinage est efficace : « Dans la grande descente qui précède Choisy, j’essaie mon frein sur jante dont j’ai fait modifier la commande. Il a maintenant un câble comme le Bourdon et est ainsi très doux et très puissant » (22 Septembre 1901). Autre innovation : « Ce rétro pédalage est vraiment épatant. Je fais cette rampe très doucement en consultant la carte. Ah ! Si nous avions eu de pareilles machines il y a 20 ans! » (2 Juin 1906). Ceci est confirmé : «  Dans la côte qui rattrape le Petit Bicêtre, je remarque un chemin catalogué 10% par une plaque du TCF : je l’enlève à son tour » (9 Juin 1907). D’autres s’extasient : « A peine sortis de la ville, une longue côte permet à Robert d’apprécier les charmes du rétropédalage. Il essaie en effet une rétro Terrot que je lui ai conseillé d’acheter et il se montre sur le champ enthousiaste. Nous passons à Manerbe où il est tout à fait étonné de faire sans grands efforts une côte d’un km à 12% » (10 Juillet 1909).

Enfin, c’est dans le domaine de la VITESSE qu’Henri (et ses amis) est des plus enthousiastes. N’oublions pas les freins; les données météorologiques (vent, pluie, chaleur ou froid) et le poids des machines (entre 23 et 25 Kg), l’absence ou la modestie des changements de vitesse, des freins…. « Nous marchons. La montre est fréquemment consultée et indique « invariablement 20 à 25 à l’heure », et « c’est une grande jouissance que ce sentiment  de vitesse dans l’immense monotonie de cette Beauce » ((15 Aout 1896). « J’ai donc couvert 116 Km en 8 h 20, ou en défalquant les arrêts en 6 H 2/2, soit une moyenne de 17 Km 800 à l’heure. Eh ! Eh ! Pas mal » (17 Juin 1901). « Ce ne sont que des descentes et montées. J’emballe cela superbement et à 3 H 37 j’arrive ici, soit 19 Km en 52 minutes » (26 Juin 1901). « Je marche bon train et malgré un arrêt pour ficeler mon veston, je mets 40 minutes pour faire 15 Km 900 » (12 Juillet 1908). Le 24 Septembre 1910, en refermant son dernier carnet, Henri est amer : Est-ce l’effet des années ou de la crise d’arthrite de cet hiver, probablement les deux, mais j’ai constaté cette année que la pédale devenait dure… J’ai pris la sage mais lamentable résolution d’abaisser de 5.80 à 5 m ma grande multiplication, c’est-à-dire à revenir au développement que j’avais avant 1900 à toutes mes machines… Malgré cette dernière constatation, ce n’est pas sans amertume que j’ai pris de parti. Il me semble que voilà l’aube de la vieillesse qui se lève … Oui ? j’en suis arrivé à regretter les joies que me donne cet admirable instant de sport auquel je dois tant de saines et bonnes journées… Aujourd’hui me voilà parti sur la route d’Igny. Au début, il me semble que je n’avance pas ; mais peu à peu cette cadence s’accélère et je constate que je puis maintenir la cadence des 15 Km à l’heure … Par contre l’effort est moins dur dans les côtes dont je puis faire une notable partie en grande vitesse » (24 Septembre 1910).

 

[1] « Cheval de l’Empereur Alexandre le Grand ».

[2] Guide vélocipédique

[3] Cheval ailé divin de Béllophoron dans la mythologie grecque.

[4] Titre de la pièce de théâtre la plus célèbre de TRISTAN BERNARD en 1906 ; il fut un temps Directeur du Vélodrome Buffalo.

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